10 – HÉLÈNE ET SES MYSTÈRES
Au coin de la rue Saint-Vincent, tout en haut de Montmartre, trois personnages étaient réunis : l’Italien Isolino, Nadia sa maîtresse, et la fille de Fantômas.
Isolino et Nadia ne comprenaient pas très bien ce que pouvait avoir à leur communiquer la fille du bandit et pourquoi Hélène, quelques minutes plus tôt, avait semblé si pressée de les voir en particulier.
Isolino et Nadia, depuis l’affaire de Ville-d’Avray, étaient peu rassurés. Ils vivaient dans une crainte perpétuelle, une frayeur continuelle de la police et des agents de la Sûreté.
Les deux amants ignoraient qui les avait attaqués lors de l’agression de Ville-d’Avray. Aveuglés par le poivre, ils n’avaient songé qu’à fuir sans tenter la moindre résistance. Cela était fort heureux pour Hélène.
Hélène, en effet, s’était rendue à Ville-d’Avray le soir même de l’agression. Elle était renseignée sur le lieu exact de l’attaque, Mario Isolino ayant eu l’imprudence de parler trop haut au Cabaret des Raccourcis.
« Je sauverai le défenseur de mon père », s’était dit Hélène.
La vaillante jeune fille avait tenu parole. À présent, la fille de Fantômas, d’un air à la fois autoritaire et engageant, s’adressait aux amants :
— Et puis quoi, disait-elle, au moment où Isolino et Nadia se décidaient à la rejoindre, et puis quoi, des fois ? Est-ce que vous vous imaginez que je vais rester longtemps à poireauter pour vous espérer ? Non mais, vous ne compreniez pas, peut-être ? quand je vous faisais signe de radiner par ici ? En voilà des flemmards. C’est-y que vous avez hérité ?
Mario Isolino prit un sourire aimable :
— Tou es une gentille enfant, commença-t-il, mais tou nous fais peur oune peu, et qu’est-ce que tou nous veux ?
Quant à Nadia, elle campait ses deux petits poings serrés sur ses hanches, et, jetant à la fille de Fantômas un regard de défi, elle l’interrogeait :
— Qu’est-ce que tu as à nous dire ? Allez, jaspine, et ne fais pas de magnes.
Hélène, à ce moment, frémit sous le vent du soir. Une horreur, un dégoût secret lui venait à la pensée qu’elle s’entretenait ainsi, en pleine nuit, dans les ruelles désertes de Montmartre, avec les deux misérables qu’elle avait devant elle, avec ce Mario Isolino, qui, simple escroc d’abord, était devenu, au moins par intention, un assassin, avec cette Nadia, jadis encore petite femme de chambre, fine et délicate, au service de la grande dame qu’était Sonia Danidoff, et qui, par le fait des circonstances, s’était ainsi métamorphosée en une pierreuse au parler canaille, aux attitudes grossières.
Hélène se méprisait d’être obligée de parler comme une fille.
— Jaspine, répétait Nadia, conte-nous voir tes balivernes, de quoi qu’il s’agit ?
— Il s’agit de travail.
Or, cette annonce étonnait à coup sûr Isolino et Nadia. Dans la langue de la pègre, « travailler » a toujours eu pour signification « voler ». Était-ce bien un vol que la fille de Fantômas voulait leur proposer ? Certes, Hélène était connue dans la pègre, certes, on connaissait sa parenté avec le terrible Génie du Crime, mais on savait aussi que, jusqu’alors, elle semblait avoir marqué une profonde répulsion pour le « travail », justement. Hélène changeait donc ? Elle perdait donc ses bons sentiments ?
— Tou vas nous proposer une affaire ?
— Oui.
— Un vol ou un crime ?
— Oh pas un crime. Un vol !
Et, en même temps, elle reculait, effrayée malgré elle de la lueur cruelle qui venait de s’allumer au fond des prunelles de Nadia.
— Écoutez-moi bien, reprenait-elle pourtant, en tapant du pied et en faisant signe à Isolino de ne point l’interrompre, je sais que vous êtes tous les deux capables de me seconder et que vous n’avez pas peur.
— Peur ? Je ne sais pas ce que c’est, interrompit Nadia qui, depuis l’affaire de Ville-d’Avray, était devenue audacieuse, terrible presque.
— Donc, continuait Hélène, voici ce que j’ai à vous proposer : je connais un certain bonhomme, un nommé Dick, qui a sur lui, ce soir même, une très grosse somme d’argent enfermée dans son portefeuille, deux cent mille francs peut-être. Voilà. Il faut aller les lui prendre.
— Sainte Madone, c’est une somme ce que tou dis là, et vraiment tou crois qu’il a cet argent dans son portefeuille ?
— Mais tu crois que le vol est facile ? demandait Nadia. Allons, quoi, fais pas des magnes, je te dis, raconte voir un peu la manigance ?
— Voici, expliqua-t-elle. Dick, l’acteur Dick, l’homme précisément qui a été mêlé aux dernières aventures d’Enghien et du théâtre de la rue Clignancourt, Dick, enfin, a touché pas mal d’argent, il est en ce moment, je le sais, chez sa maîtresse, une certaine dame qui s’appelle Sarah et qui habite Enghien, dans un hôtel que je connais. Il en repartira vers minuit, je le sais aussi.
— Comment ?
— Cela ne te regarde pas. Bref, il s’en ira à minuit. Si vous voulez que nous tentions le coup, nous n’avons qu’à aller l’attendre. Isolino se jettera sur lui, toi, Nadia, tu le bâillonneras et tu le ficelleras, moi je me charge de le dépouiller, nous nous partagerons ensuite le pèze par parts égales. Ça colle-t-y ?
— Es-tou sûre au moins qu’il ne se méfie de rien ? Sais-tou s’il est armé ou non ? demandait Isolino.
— Je sais qu’il y a près de deux cent mille francs à se partager et que ça vaut de risquer un peu.
— Il est dix heures, dit Isolino en regardant sa montre, on a juste le temps d’arriver là-bas. Par où qu’on se cavale ?
— Par le tramway.
Hélène guidait en effet ses deux complices vers le tramway d’Enghien. Sur son ordre, Nadia grimpa dans la baladeuse, Isolino de son côté, montait dans la première voiture, mais restait sur la plate-forme, cependant qu’elle-même allait prendre place à l’intérieur, contre la vitre qui la séparait du machiniste. Dans la nuit, le tramway fila vers Enghien.
Mais quels étaient donc à ce moment les pensées et les projets d’Hélène ? Pourquoi la jeune fille qui, quelque temps plus tôt, avait essayé de paralyser les criminels desseins de Mario Isolino et de Nadia, en les mettant à Ville-d’Avray dans l’impossibilité de réaliser leur crime, les servait-elle aujourd’hui ?
Était-ce bien vers le vol que la fille de Fantômas conduisait Isolino et Nadia ?
À vrai dire, il eût fallu peu connaître Hélène pour la croire capable d’une pareille chose. Il ne fallait pas songer davantage qu’elle conduisait ses misérables compagnons à une souricière, qu’elle se préparait à livrer à la police les coupables de la tentative de Ville-d’Avray.
Certes, Hélène était honnête. Certes la pure jeune fille avait horreur de ceux qui l’accompagnaient, mais elle était cependant trop loyale pour jamais trahir ceux qui se confiaient à elle, pour jamais les livrer à la police.
Hélène avait de tout autres desseins.
La jeune fille avait appris, en effet, le vol dont Juve avait été victime. De plus, elle connaissait le coupable. Elle savait que Dick était l’auteur de ce vol. Elle savait que ses papiers, ces fameux papiers qui jadis avaient fait couler tant de sang au Transvaal, se trouvaient entre les mains du terrible acteur, et c’était cela, maintenant, qu’elle voulait aller reprendre de force à Dick.
Or, tandis que le tramway filait sur Enghien, tandis qu’Hélène réfléchissait à la tentative désespérée qu’elle allait entreprendre, Dick et Sarah se promenaient lentement, amoureusement enlacés dans le grand jardin de l’hôtel où, sur l’ordre de Juve, Sarah Gordon continuait d’habiter.
Dick était en train de faire à la jeune femme une brûlante déclaration d’amour :
— Ma chère, affirmait l’acteur d’une voix prenante, sa voix des scènes de tendresse, ma chère, vous avez douté de moi et c’est de là que viennent tous nos malheurs, il fallait être plus confiante, il fallait savoir que je n’étais pas l’homme à vous déclarer un amour que je n’aurais pas éprouvé. Il fallait comprendre aussi que si je vous suppliais de demeurer en France, c’est qu’en réalité, je ne pouvais pas m’en aller au moment où vous le désiriez.
— Taisez-vous, dit la jeune femme. Vous me parlez de confiance, et vous devriez pourtant savoir que la confiance est impossible désormais entre nous.
— Impossible, pourquoi ?
— Parce que je sais assez de choses pour me rendre compte que je suis folle de vous aimer. Parce que je n’ai plus de doute, vous vous moquez de moi, vous avez une maîtresse, vous aimez une autre femme.
Or, à ces mots, Dick éclatait de rire :
— Sarah, ma bonne Sarah, répondait-il, en prenant de force le bras de la jeune femme et en le serrant amoureusement, je vous jure que vous déraisonnez ! J’ai peut-être eu besoin d’éprouver votre amour, peut-être ai-je voulu savoir si vous m’aimiez assez pour être jalouse de moi. Peut-être même, ai-je simplement voulu jouer un peu avec votre cœur. Mais de grâce, n’imaginez point qu’il soit une autre femme au monde que j’aime autant que vous.
— Vous mentez. J’ai vu cette Hélène. Je sais qu’elle est votre maîtresse. Elle me l’a dit.
— Sottise !
— Non, vérité, Dick. Oh n’essayez pas de m’abuser. J’ai bien compris qu’elle vous aimait et que vous l’aimiez !
— Sarah, j’ai un moyen pour vous convaincre. Si vous voulez ne pas douter de mon amour, acceptez ce que je vais vous proposer.
— Quoi donc ?
— Voulez-vous que nous partions en Amérique ?
— Quand ?
— Demain, ce soir, si vous voulez ?
— Je voudrais vous croire. Je voudrais oser accepter votre offre. Mais elle me semble trop belle.
Elle se taisait, elle réfléchissait, puis soudain, elle frissonna.
Le grand parc de l’hôtel dans lequel Sarah et Dick se promenaient ainsi, était planté d’épais massifs que l’ombre de la nuit faisait encore plus touffus et plus mystérieux. Les deux jeunes gens s’étaient éloignés des bâtiments, ils se trouvaient au bout du jardin et le silence de la nuit semblait peser de tout son poids.
— Avez-vous entendu ?
— Non, je n’ai rien entendu.
— Vous me jurez, Dick, que vous n’aimez pas Hélène ?
— Oui, je vous le jure.
— Si je vous prenais au mot, si j’acceptais de partir en Amérique, nous partirions immédiatement ?
— Oui, nous partirions.
— Si vous m’aimiez ? commençait Sarah.
Mais au même moment, la jeune femme s’interrompit, elle poussa une exclamation d’effroi.
— Mon Dieu, Dick, je ne me trompe pas. On marche ici, à côté, dans le fourré.
— Ma chérie, vous êtes nerveuse et impressionnable et c’est pour cela que vous croyez entendre quelque chose, alors qu’en réalité, il n’y a rien. Non, nous sommes seuls ici.
— Rentrons à l’hôtel, voulez-vous ?
— Soit, rentrons.
Dans le silence calme du soir un coup de sifflet retentit.
— Allons-y ! avait crié une voix.
À quoi une voix de femme répondit :
— Ne lui faites pas de mal ! Il faut seulement l’arrêter !
Trois hommes avaient surgi. Et tandis que Sarah affolée s’élançait en avant, ayant si peur qu’elle ne pouvait même pas crier au secours, Dick était renversé sur le sol, étranglé à moitié. On le fouillait, on lui arrachait son portefeuille.
Trois minutes plus tard, avertis par Sarah Gordon dont l’émotion faisait peine à voir, les gens de l’hôtel, portant des torches et armés de tout ce qui avait pu leur tomber sous la main, accouraient dans les allées du parc.
Or, en arrivant, les domestiques aperçurent l’acteur, un peu pâle, mais cependant très calme.
— Eh bien, que s’est-il passé ? Où sont-ils ?
Dick les rassura d’un mot :
— C’est une déplorable méprise qui vient d’avoir lieu, murmurait-il. C’est une abominable méprise ; je me promenais avec miss Gordon lorsque nous avons rencontré d’autres passants. Nous nous sommes mutuellement pris pour des voleurs et voici pourquoi elle s’est enfuie, voici pourquoi elle a donné l’alarme.
Dick en riant fournit d’autres détails sur sa mésaventure. Il semblait amusé.
Une demi-heure plus tard, cependant, Dick était à genoux devant la malheureuse Sarah, encore toute pâle et dolente, étendue sur une grande chaise longue et Dick lui disait :
— Si vous m’aimez, Sarah, par pitié vous ferez semblant de croire à la fable que j’ai racontée tout à l’heure aux gens de l’hôtel.
— On s’est vraiment jeté sur vous ?
L’acteur se leva. Il baisa doucement les paupières endolories de la jeune femme et lui répondit d’une voix très lasse :
— Oui, Sarah, tout cela est vrai. Et tout cela est terrible. Par pitié, ne m’interrogez pas. Il n’y a qu’une chose que je puisse vous dire : je vous aime et il n’y a point de ma faute dans tout ce qui arrive. Oui, sans doute, on vient de se jeter sur moi. On vient de me voler, de me voler des papiers auxquels je tiens plus qu’à la vie. Mais, je les rattraperai, il faudra bien qu’Hélène…
Or, Dick avait à peine laissé échapper le nom de la fille de Fantômas, qu’il avait parfaitement reconnue parmi ses agresseurs, que Sarah se dressait devant lui :
— Ah je savais bien que vous la voyiez toujours et que cette femme voulait se venger. Dick, si vous m’aimez comme vous le dites, partons, partons tout de suite.
— Non, je ne peux plus partir ce soir. On vient de me voler. Il faut que je rattrape les voleurs.
Et se penchant sur Sarah, il la prenait dans ses bras, il la berçait comme on berce une enfant malade :
— C’est vous que j’aime, murmura-t-il, et c’est vous que j’aime par-dessus tout, par-dessus tous. Jamais il n’y a eu un mot d’amour entre cette Hélène qui vous fait peur et moi.
Sarah ne comprenait plus ce qui s’était passé, Sarah ne devinait pas et ne pouvait point deviner quels étaient les papiers que l’on venait de voler à Dick ; elle frémissait seulement en l’entendant répéter :
— Je me vengerai.
***
Dans les bosquets obscurs du Cabaret des Raccourcis, un groupe d’apaches entourait Fantômas, ou du moins un homme vêtu de noir et masqué.
Depuis une heure, le Génie du Crime – si c’était bien lui – était là, et depuis une heure, au milieu de ceux qui l’avaient aidé à accomplir ses desseins, il interrogeait avec cette autorité qui lui était propre et qui faisait que tous s’inclinaient devant lui, acceptaient ses ordres, exécutaient ses commandements, et cela souvent sans comprendre où le Maître voulait en venir.
Fantômas était assis dans un coin d’ombre. Il semblait vouloir se dissimuler et, chaque fois que la porte du bouge s’ouvrait dans le jardin, il jetait un regard inquiet à l’arrivant, un regard qui s’éclairait seulement lorsqu’il reconnaissait un individu appartenant au monde de la pègre.
Fantômas, cependant, n’obtenait pas les renseignements qu’il voulait, car il paraissait d’humeur détestable.
— Tais-toi, Bedeau, dit-il.
Et comme le Bedeau, qui avait commencé à chantonner, lui jetait un regard mauvais, Fantômas reprit :
— Si tu n’es pas content, d’ailleurs, va-t-en.
Dans la troupe où il y avait Beaumôme, Mort-Subite, le Barbu, des grognements s’élevèrent.
— Dis donc, Fantômas, commença Beaumôme, ça ne t’a pas rendu aimable, la prison, et puis, tout de même, faudrait voir à nous raconter comment que tu t’es débiné.
— Tais-toi, dit le bandit.
Et il se tourna vers l’entrée de la tonnelle. L’homme qui s’approchait n’était autre que Bouzille. Fantômas l’appela :
— Viens ici !
Mais Bouzille était entre deux vins.
— C’est pour boire un coup ? demanda-t-il. Pour boire un coup à la santé de la mariée ? Eh bien, je reviens de la noce.
L’ancien chemineau titubait, essayait des entrechats qui menaçaient de compromettre son équilibre et d’occasionner une chute grotesque.
Fantômas se leva, il bondit plus qu’il ne courut vers l’homme et, le secouant :
— Bouzille, me reconnais-tu ?
— Le patron ? dit Bouzille. Pas possible ? Eh bien ! Et comment que ça va ?
— Bouzille, sais-tu où est ma fille ?
— Ta fille, Fantômas, ah, oui, ta fille… Eh bien dame, ça, c’est dommage…
Et il s’interrompit. Mais Fantômas l’avait empoigné à nouveau :
— Parle donc, misérable, hurla-t-il, où est Hélène ?
— Chez Isolino.
— Chez qui ?
— Chez Mario, avec Nadia.
— Où cela ?
— Dans leur cave.
— Mais, que fait-elle là ?
Bouzille grogna quelque chose d’inintelligible, puis porta la main à son gosier :
— Pas possible de parler, faisait-il d’une comique voix de fausset. J’ai tellement soif que mes paroles tombent en poussière.
— Bois, dit le Maître du Crime à Bouzille.
Le chemineau lampa l’alcool d’une seule gorgée et, en faisant claquer sa langue, déclara :
— Et alors, patron, qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?
— Tu disais que ma fille était chez Mario Isolino avec Nadia dans la cave. Est-ce vrai ?
— Oui, c’est vrai, c’est même pour cela que je suis soûl. J’ai vu la chose, ça m’a fait de la peine et j’ai décidé de me taper la tête.
— Mais quoi ? Qu’as-tu vu ? Parle donc !
— Eh bien, voilà : paraît qu’Hélène les a floués. La demoiselle leur avait indiqué un coup à faire. Mario et Nadia y ont été avec elle, et puis, quoi, maintenant, elle ne veut plus partager, elle dit qu’elle n’a pas pris de pèze.
— Alors ?
— Alors le Mario et la Nadia l’ont chopée en douce, l’ont ficelée par les pattes et maintenant, dans leur cave, je crois qu’ils lui font chauffer les pieds, histoire de lui faire dire où elle a caché la galette.
Fantômas, d’une poussée, envoya rouler Bouzille. Son attitude avait pris quelque chose de dur, d’impénétrable :
— Les aminches, demanda-t-il d’une voix sifflante, vous savez où habitent Nadia et Isolino ?
— Oui, à deux pas, répondit le Bedeau.
— Alors venez tous avec moi. C’est ma fille qu’il faut sauver de là.
Une certaine hésitation se manifesta parmi les groupes. Ce que demandait Fantômas était grave. Mario Isolino et Nadia logeaient en effet dans un petit pavillon au fond d’une cour derrière un grand immeuble habité par de nombreux locataires. Dans ces conditions comment tenter un coup ?
Mais Fantômas avait l’habitude qu’on lui obéît. Le bandit avait tiré de sa poche une liasse de billets de banque :
— Il y en a pour tout le monde, dit-il. Quand je demande un service je paye.
Et il paya en effet. À ces bandits il distribua les billets bleus.
— Vous venez ?
— Oui ça va. On radine.
Huit hommes sortirent du cabaret, derrière Fantômas. Si la police les avait rencontrés, ces huit individus, elle les eût arrêtés tous les huit et sans doute, quelques mois plus tard, leurs huit têtes fussent tombées sous le couteau de Deibler, mais les rues de Montmartre étaient désertes. C’est sans faire nulle rencontre, sans apercevoir aucun passant que la petite troupe atteignit le logis d’Isolino et de Nadia.
Alors, l’affaire ne traîna pas.
D’un coup d’épaule le Barbu fit sauter la porte, puis pêle-mêle, en se bousculant, la bande envahit la cave où Nadia et Isolino s’occupaient, en effet, à torturer la malheureuse Hélène.
— Bandit, misérable ! hurla Fantômas.
Il sauta à la gorge de l’Italien qui roula sur le sol. En même temps une clameur formidable s’éleva :
— Bravo, Fantômas !
Nadia, déjà, était réduite à l’impuissance.
La lutte n’avait duré qu’un instant.
Fantômas se retourna, cherchant des yeux Hélène.
— Ma fille ? demanda-t-il.
Hélène n’était plus là.
Devenu blême, Fantômas dut s’appuyer à la muraille pour ne point choir. Le monstre avait évidemment une terrible envie de revoir sa fille et il devait éprouver une déception cruelle à s’apercevoir qu’elle lui avait échappé une fois de plus.
Pourtant, après un instant d’abattement, Fantômas se rapprochait de Nadia qui, attachée, sur ses ordres, gisait sur le sol :
— Tu me paieras tout cela, hurla-t-il au visage de la pierreuse. Ce qui arrive est de ta faute.
Il allait continuer à parler, il allait menacer encore la Circassienne, lorsqu’il crut surprendre sur son visage une extraordinaire expression, presque une invite au silence.
Fantômas se baissa. Il s’agenouilla sur le sol, approcha son visage du visage de Nadia et répéta avec une haine effroyable, de façon à ce que les apaches présents pussent l’entendre :
— Tu torturais ma fille. Tu mourras dans la torture.
Mais la Circassienne lui disait :
— Tais-toi et fais sauver les copains, j’ai à te parler. Fantômas, j’ai une commission à te faire de la part de la dame de Ville-d’Avray.
***
Pendant ce temps, folle de terreur, Hélène fuyait dans la nuit.
Hélène se demandait à haute voix :
— Était-ce bien mon père ? Était-ce bien Fantômas, qui est venu me sauver tout à l’heure ou bien était-ce l’autre ?
Sa main froissait sous son corsage les précieux papiers dérobés la veille à Enghien.